BERNARD FAUCON

BERNARD FAUCON

RESCAPÉS PAR ANAËL PIGEAT

Nous nous sommes retrouvés un après-midi de la fin du mois de mai chez Bernard Faucon pour évoquer le sort d’une valise de polaroids oubliés. Entre des images de la Provence accrochées au mur, et une drôle de nasse à poissons en nylon turquoise suspendue près de la fenêtre, un grand drapeau cubain tendu comme une tapisserie servit de fond involontaire au récit par l’artiste Gao Bo de la redécouverte de ces images.

Bernard Faucon était revenu d’un voyage en Asie le matin même avec des sacs remplis de toutes sortes de merveilles trouvées dans des bazars qu’il faut connaître, des mangues et du riz gluant au lait de coco. Il en a fait un merveilleux goûter, autour de la grande table de bois, en épluchant soigneusement  les fruits et en préparant du thé au jasmin : multiples extrémités du monde réunies au cœur de Paris sous d’étranges exotismes.

Retrouvailles

Quelques temps auparavant, Gao était venu voir Bernard avec Monsieur Z., mécène en photographie de son second métier. Il souhaitait voir des œuvres inédites. Installés à l’hôtel juste à côté, ils sont revenus le lendemain. Entre temps, Bernard avait retrouvé dans sa chambre un paquet enveloppé de vieux journaux retenus par des élastiques un peu cuits : des essais en vrac de polaroids pour ses prises de vue, petits morceaux fortuitement rescapés du temps passé, bouts de secrets que l’on a oublié d’effacer, et petites trahisons passionnantes de la fabrication de ses images. L’ensemble est loin d’être exhaustif, il en a détruit bien plus qu’il n’en reste aujourd’hui, avec les décors élaborés pour prendre ses photographies. Il fallait tout démolir juste après le déclic de l’instant magique, afin d’effacer les scories, les traces fastidieuses de la construction des images. Par l’effet de quel geste bizarre cette poignée de polaroids a-t-elle été conservée ? Peut-être par négligence, par mauvaise conscience ou comme un souvenir.

De retour en Chine et une fois ces polaroids encadrés, Gao Bo et Monsieur Z. ont mesuré le caractère exceptionnel de ces « petits éclats de mises en scène », comme Bernard les a désignés au cours de l’une de nos conversations. Bien qu’elles couvrent quasiment toutes les époques de création, l’ensemble qu’elles forment a quelque chose de merveilleusement arbitraire, de non exhausif. Un peu plus tard, en découvrant Lumière instantanée, le livre d’Andrei Tarkovski montrant les polaroids pris pour ses repérages, Gao a proposé à Bernard de faire un livre pour célébrer ces retrouvailles de hasard.

Carré

La première spécificité de ces polaroids est leur format carré qui se trouve, pour Bernard Faucon, être le format des origines. Son premier appareil de photographie était un Semflex de format carré, qu’il a aimé à l’époque et n’a jamais remis en question : « Le format carré est le format de la mise en scène par excellence : il y a  une circularité et une fluidité qui n’existe pas dans le format rectangulaire, format de la prédation, du reporter. Avec le rectangle, on cadre ; avec le carré, on fait entrer dans le cadre.  »

Par la suite, il a changé de technique pour améliorer le rendu de ses images en achetant un appareil Hasselblad d’occasion avec un objectif de 50mm. Adopté également. Il y a beaucoup de choses qu’il n’a jamais remises en question, par exemple l’ektachrome que lui avait vendu le boutiquier d’Apt, et qui donnait à ses photographies une légère dominante bleue. On a parfois insisté auprès de lui pour qu’il utilise d’autres techniques, mais il est toujours revenu à l’ektachrome. « Une manière d’asservir la technique est de ne pas la choisir », remarque-t-il.

Il n’a découvert l’existence du polaroid qu’après une ou deux années de travail, à la fin des années 1970. Ce n’était pas l’appareil ludique des photos souvenirs de nos enfances, mais un dos polaroid collé au boîtier d’un appareil Hasselblad. Le film rectangulaire du Hasselblad se trouvait alors recadré en un carré de 6x6cm. Les professionnels de la mode utilisaient déjà largement cette technique.

Rapidité

Dans un petit film de Jean-Claude Larrieu, Bernard Faucon (1983) on assiste à la préparation de La Falaise, une photographie de la série des Grandes Vacances (1975-1981). Bernard Faucon est accompagné de deux garçons portant un réservoir. Ils marchent dans les collines d’Apt, sous une température que l’on imagine brûlante. Puis la scène s’élabore, presque laborieusement ; c’est la préparation de l’instant parfait. L’un d’entre eux peint des fruits à la bombe. Bernard Faucon se tient derrière un pied de caméra, il prend des polaroids, les tire, puis les met curieusement sous son bras quelques instants, pour les tenir au chaud afin que l’image soit plus vite révélée.

Dans nos anciennes photos de vacances, les polaroids étaient parés de la magie de la révélation immédiate, mais pour Bernard Faucon, cet étonnement a rapidement trouvé ses limites. En 1979, il était étonnant de voir l’image si vite, mais le résultat n’était pas de très bonne qualité. On faisait à l’époque des tirages bien supérieurs. Les magasins étaient souvent en rupture de stock. Il y avait beaucoup de ratés. Et puis c’était une pratique ruineuse.

Même si, pour un artiste disant avoir souffert de ne pas savoir dessiner, le polaroid permettait de faire des croquis préparatoires, ce médium avait quelque chose de fastidieux, qui avait du dessin la rapidité mais pas la simplicité : « Je m’en serais passé du polaroid, ça n’avait rien de fascinant, je n’avais pas de passion pour cela, mais j’ai constaté que c’était utile pour déterminer le cadre de la mise en scène puis, dans un deuxième temps, la disposition des objets. » Le polaroid – on disait « polar » – était donc d’un usage un peu scolaire. Bernard Faucon n’a jamais eu l’impression que cela lui permettait de conquérir une liberté quelconque, mais seulement de vérifier ses bords, ses limites ; ce n’était pas créatif, c’était une façon de mettre les choses à plat et de voir s’il ne s’égarait pas.

Il est en revanche très touchant  de se rendre compte aujourd’hui à quel point ce sont des images originelles, un peu comme des daguerréotypes, souligne-t-il. Contrairement aux polaroids de vacances derrière lesquelles la matière sensible restait présente, il ne reste dans ces images que la matière impressionnée, ce qui les rend plus stable. Des imperfections demeurent toutefois, qui leur donnent une étonnante picturalité. Ces petites taches, ces coulures de gélatine, ces légers arrachements de l’image montrent aussi l’impact du réel dans toute sa violence.

1 – DES MANNEQUINS ET DES IMAGES

 

 

 

La simple expression « les grandes vacances » fait résonner les récits les plus merveilleux, souvenirs d’enfances et promesses d’enchantements. Or une narration inédite se superpose à l’ensemble des polaroids de la série des Grandes Vacances : celle de la survivance à travers le temps de ces fragments archéologiques d’un corpus disparu. Par une drôle de coïncidence, il existe même une correspondance entre le sujet des grandes vacances et le support même du polaroid, une coloration mélancolique et un peu surannée. C’est pour et pendant Les Grandes Vacances que Bernard Faucon a commencé à se servir du polaroid.

Lorsqu’on les regarde les unes après les autres, chaque série de polaroids pourrait apparaître comme un minuscule flip book, ou comme les images d’une forme disparue de pré-cinéma, prêtes à défiler dans un vieux praxinoscope. Pourtant, très préoccupé par l’écart entre le réalisme et la fiction, Bernard Faucon a toujours rejeté l’idée d’une image en mouvement qui copierait la vie pour s’intéresser au contraire à des formes fixes, « des images de l’inconscient, proches des arcanes de nos imaginaires ». Au jeu des comparaisons, ces polaroids seraient plutôt comme des radiographies de ses photographies, permettant d’entrer à l’intérieur des couches de temps qui constituent l’image. Mais si cette formule vaut pour la peinture, elle a quelque chose de paradoxal à propos de la planéité de la photographie. C’est un démontage de ce que Bernard Faucon nomme « l’instant parfait », en d’autres termes un aveu du temps.

Une sorte de chasse au trésor ou de jeu de piste s’est poursuivi pendant la préparation de ce livre, faisant émerger du passé quelques images de plus chaque semaine. Lors de ma deuxième visite, alors que nous prenions une tasse de thé dans laquelle s’ouvrait une boule de fleurs, et une compote de pommes parfumée avec une plante d’Indonésie grâce à laquelle un goût de rose était magiquement apparu (mais dont la recette un peu secrète ne sera pas révélée ici), Bernard Faucon a retrouvé quelques images dans des valises oubliées et dans un « tableau » autrefois offert à sa mère. Et puis le fait même de regarder ces images peut se transformer en enquête policière, comme dans Blow Up d’Antonioni, où l’on découvre qu’un meurtre a eu lieu dans un jardin grâce à un shooting de photos de mode.

Provence et repérages

Bernard Faucon est né à Apt, la sous-préfecture du Vaucluse, une petite ville charmante mais sans grâce particulière. On y trouve un musée d’archéologie ; la cathédrale porte le nom de Sainte-Anne, et Anne d’Autriche y fit un pèlerinage. De la campagne alentour, il émane un mélange de douceur domestique et de dureté sauvage tombée de la montagne. Mais ce qui définit précisément le pays d’Apt, c’est sa lumière reconnaissable entre toutes, éclatante le jour et un peu violette le soir. Or cette lumière est aussi l’une des choses qui caractérise le mieux les paysages de Bernard Faucon. Il n’aurait pas pu les faire ailleurs, à cause de cette tonalité joyeuse et grave à la fois : en dehors des rives de la Méditerranée, le monde entier est triste, dit-il. C’est beau mais c’est triste. Ailleurs, il y a de la nostalgie partout. Il n’y a qu’en Méditerranée qu’il n’y en a pas. C’est le seul endroit habitable, où les dieux sont passés, où l’on perçoit l’actualité métaphysique du monde, constate-t-il encore comme une évidence.

Bernard Faucon a fait beaucoup de repérages en polaroid. Avec sa colonne en stuc sous une cascade de verdure, cette image évoque l’atmosphère des fêtes galantes. Comme beaucoup d’autres images de ce genre, c’est un repérage pour une photographie qui n’a jamais été faite. Le feu a pris dans campagne environnante pendant la préparation du tournage.

Le Navire

Pour Le Navire (1979), Bernard Faucon avait imaginé un énorme dispositif dont il n’y a ici plus aucune trace. Il voulait répandre une nappe de brouillard artificiel entre les pieds de lavande. Il avait été chercher des briques de carboglace à Marseille, les avait rapportées dans des glacières, puis les avait fait fondre dans une énorme marmite sur un brasier dans le champ. De cette scène, il reste probablement des diapositives, mais pas de polaroid, il fallait faire au plus pressé. Le résultat rendait sceptique, c’était trop cinématographique et trop lourd. Et c’est alors qu’il a été décidé de faire disparaître la grande mise en scène pour quelque chose de beaucoup plus allusif : quelques bandes de papier machine simplement déroulées entre les lignes de lavande. L’écume est devenue l’image de l’écume, un peu comme les flots déchaînés de polyane noir dans l’une des scènes finales d’E la Nave Va que Fellini a réalisé quelques années plus tard.

Les polaroids qui ont conduit à la réalisation du Navire sont très proches de la photographie finale, à quelques écarts près qui témoignent de la fragilité de l’image et du passage du temps. Des formes arrondies semblent avoir été imprimées au bord de l’image, comme si un brin de lavande en était sorti par un coup de vent ; c’est la gélatine qui a séché ainsi. Et ce sont aussi des éclats de matière qui dessinent les formes blanches visibles au bas du polaroid ; ils ont été arrachés au moment du décollement du dos autocollant du film polaroid. Cela rappelle la texture des décalcomanies, à la fois totalement magique un peu inquiétante, ces images qui risquent de coller aux doigts si l’on n’y prend pas garde, fantomatiques et gluantes à la fois. Un autre éclat a été dessiné devant l’un des enfants sur le navire : on pourrait presque croire qu’il tient un éventail blanc ou bien un miroir. C’est un dessin du hasard. Et dans le ciel enfin, une petite tache rouge forme un soleil, à moins que ce ne soit une lune rousse, petite erreur astrologique du destin.

La Falaise

On pourrait croire que Bernard Faucon est un solitaire et pourtant ses maisons sont remplies d’amis de passage pour dix minutes ou pour trois heures, et ses images sont souvent le fruit de travaux à plusieurs mains. Il est toujours le berger, le chef d’orchestre – le metteur en scène évidemment. Dans les polaroids de la Falaise  (1981), c’est le cinéaste Jean-Claude Larrieu que l’on voit au premier plan. Il ne se tient pas derrière l’appareil de photographie sur un pied, mais derrière sa propre caméra, pour tourner son film sur la préparation de la Falaise.

L’explosion à flanc de la montagne n’aura lieu que pour la vraie photographie. Le cadre général de l’image est progressivement construit, puis la peinture des fruits irréels sur l’arbre. S’agit-il de petits ballons ou bien de melons recouvert de peinture rouge? La question vient à l’esprit en même temps que l’on mange justement des tranches de melon rue des arquebusiers, dans l’atelier parisien de Bernard Faucon, en se penchant sur les polaroids.

Ces polaroids sont comme le hors-champ des images. Le labeur nécessaire à la réalisation des mises en scène est parfois mis en scène dans des photographies, comme dans Prise de Vue (1978), où l’on voit un couple s’embrasser dans la paille sous la lumière des projecteurs et devant les yeux attentifs d’une équipe de tournage composée de mannequins. La vie même de Bernard Faucon est une sorte de grand making of de son œuvre.

L’Enfant qui vole

Il vole grâce à des fils de nylon. Une fois sa position déterminée, le cadre se resserre sur la clairière où d’autres mannequins sont disposés. Puis le premier plan de L’Enfant qui vole (1979) est ébauché. Les objets, une gourde en plastique et des lunettes de bain, bougeront légèrement encore dans l’image finale, et l’enfant tiendra à la main une sorte d’avion en papier. À la fin de la mise en scène en polaroid, la clairière est tellement surexposée que l’on n’y voit plus rien, mais l’image finale est là, prête à être saisie pour de bon.

Ces polaroids ont toujours des bords noirs autour du carré de l’image aligné au bord supérieur du cliché. L’un des polaroids de L’Enfant qui vole a des bords déchiquetés, un peu comme les photographies en noir et blanc des vieux albums de famille. Bernard Faucon les a simplement déchirés à la main, comme il découpe parfois ces polaroids avec des ciseaux, pour mieux réfléchir sur le cadre et l’image, sans être gêné par le noir tout autour. Finalement, les clichés qui n’ont pas été découpés sont peut-être ceux auxquels il a le moins prêté attention, les images les plus négligées de toute cette histoire.

La Boule de feu

Le feu est pour Bernard Faucon une sorte de « syndrome familial ». Son père s’est blessé avec des explosifs quand il était adolescent. Dans toutes les grandes circonstances de la vie, joyeuses et tristes, les hommes de sa famille ont toujours allumé d’énormes feux. Pour lui, le feu est moins le signe de la purification que celui de la sublimation, voire de l’alchimie. Il fait allusion à la parole de l’Évangile qui indique que tout sera passé par le feu et qu’il restera l’essentiel. Or en Provence, le feu est dangereux. Sur les polaroids de La Boule de feu (1981), qui montrent un champ d’herbe à moitié sèche, et sur lesquels demeurent d’anciennes traces de scotch, on imagine l’incendie. Et pourtant il n’en sera rien ; la boule de feu sera plutôt une apparition tombant du ciel à la Pentecôte.

Mettre en scène le feu dit à la fois le goût du risque et celui de la magie. Car les feux de Bernard Faucon ont aussi la légèreté de é l’émerveillement enfantin devant un tour de magie. Tu ne connais pas le coton-flash ? Qu’à cela ne tienne. Bernard Faucon se lève et attrape une boîte sur une table ; il prend un cendrier, allume la boule de papier blanc froissé. Une détonation et une flamme. Il n’en reste rien. Pas de traces. C’est de la fluorine de coton nitré. Aujourd’hui ce n’est plus autorisé, il faut des passe-droits pour en obtenir ; ce sont les artificiers qui achètent ça. Les prestidigitateurs l’utilisent aussi lorsqu’ils ont besoin de créer une diversion. C’est un feu abstrait, car il ne laisse pas de cendres.

Le feu c’est toute la vie de Bernard Faucon : « Je fais tout à toute vitesse, c’est ma folie intime, sans jamais m’abandonner.  L’objet du désir est toujours devant et on court derrière. Je fais à manger à toute vitesse, je mange à toute vitesse, je dessers à toute vitesse. Et du point de vue de l’art c’est l’instantané de la photographie que je pratique. C’est le satori dont parle Barthes à propos des Grandes Vacances, utilisant un terme du bouddhisme zen. Peu importe ce qui a été vécu du moment qu’il y a une trace parfaite. »

Deux images discrètes

La Tribune (1981) et La Cascade dorée (1982) font partie de ces images légèrement indéterminées, que Bernard Faucon n’a jamais mises en valeur, peut-être parce qu’il les considérait comme moins inspirées que d’autres. Ironie du sort qui consiste à les retrouver parmi ces polaroids rescapés, et à leur accorder aujourd’hui un intérêt nouveau.

Au premier plan du polaroid préparatoire à La Tribune, il y a des tresses de lauriers ; une tribune se dessine mais, devant, il n’y a rien ni personne. Alors que les paysages de Provence donnent lieu la plupart du temps à des atmosphères intimes, La Tribune exprime, à travers un curieux télescopage de la sphère intime et de la sphère publique, l’idée de la foule dans la campagne déserte.

On revoit dans le polaroid les brûlures de l’image au bord du cadre noir. On s’interroge sur un arc de cercle suspendu dans le ciel, dont on se demande si c’est un cable qui aurait servi à accrocher les détonateurs de tous les feux qui explosent sur la colline dans la photographie finale, ou s’il s’agit plutôt d’un effet spécial abandonné en cours de route. En fait c’est simplement une réaction de la gélatine à la surface du paysage.

La Cascade dorée est aussi une image un peu bricolée, un paysage au bord de l’abstraction, une expérience avec du feu et de l’or. Image négligée, elle constitue, dans l’œuvre de Bernard Faucon, les muscles que l’on sollicite un peu moins mais qui sont pourtant essentiels si l’on veut tenir debout.

Le Jeune Orateur

La plupart des images de Bernard Faucon ne viennent de nulle part, il les a seulement imaginées. C’est chaque fois, comme il le dit lui-même, « le portrait d’une sensation, de quelque chose d’abstrait, qui n’est pas sentimental ni narratif, l’image d’une flottaison, de la vitesse, d’un déchirement. » Et puis progressivement, il « descend dans la narration. »

Le Jeune Orateur (1981) fait figure d’exception. C’est l’une des rares photographies des Grandes Vacances qui comporte d’emblée un élément de narration. La scène a été inspirée par une photographie dans la presse de l’un des amis de Bernard Faucon. Ce jeune homme avait pris des fonctions dans un cabinet ministériel en 1981. Aurait-il été possible de deviner cette particularité ? Probablement pas. Mais alors pourquoi se pose-t-on avec un peu plus d’insistance la question de l’origine de cette image ? C’est son air un peu moqueur.

Le mannequin de l’orateur a été installé en premier, comme s’il haranguait à la nature déserte, puis les journalistes ont été ajoutés en bas de l’image, avec un bouquet de micros, comme si la foule avait surgi progressivement de derrière les broussailles pour écouter cette figure, dans un rayon de soleil.

La Fête dans l’île

Là, ce n’est pas un feu mais une fête. C’est à la fois la fête invisible du Grand Meaulnes et l’Embarquement pour l’île de Cythère, l’endroit dont on ne sait pas si l’on y va ou si l’on en revient, avec une table et des chaises vides. Dans le polaroid qui a servi à la fabrication de La Fête dans l’île (1983), le mystère créé par la distance reste aussi entier que dans l’image finale. On dirait un endroit qui n’existe pas. D’ailleurs en Provence il y a peu d’îles, et peu d’eau. Autour d’Apt il y a bien le « trou de Gargas », la piscine municipale de Saint Saturnin, le « partage des eaux » du côté de Fontaine de Vaucluse, ou bien un peu plus loin l’île de la Barthelasse sur le Rhône à la hauteur d’Avignon, mais pas d’îles proches, à l’exception peut-être de quelques cailloux au milieu du Calavon asséché.

Lorsque le polaroid a été pris, l’arc de lampions qui éclaire l’image finale n’était pas encore installé. Par un curieux effet de brouillage temporel, la lumière blanchâtre donne le sentiment d’un lendemain de fête alors qu’il s’agit au contraire des moments qui précèdent cet instant parfait, des préparatifs de la fête. L’image appartient à la série Evolution probable du temps (1980-1984), un ensemble hétérogène où l’on voit souvent pêle-mêle des images de feu, de fête et de chambres – et dans lequel comme son nom l’indique on ne sait pas trop où on va.

Chez Tatié (1980)

Apt était le monde de sa mère, et Forcalquier celui de sa grand-mère. Bahé Faucon avait peu d’argent, mais elle le dépensait tout entier à acheter de la peinture. Sa maison était un lieu incontournable dans cette région des Alpes-de-Haute-Provence où beaucoup d’artistes vivaient alors. Associée au monde de l’enfance et de l’adolescence, ce lieu aurait pu être un refuge de liberté, et en même temps, Bernard Faucon raconte qu’il avait du mal à quitter Apt et les paysages du Lubéron, véritable lieu de ses origines et de son destin auquel il ne pouvait pas échapper.

Comme un signe de cette ambivalence, la plupart des images réalisées à Forcalquier sont d’ailleurs prises dans des intérieurs, à l’exception de l’une des photographies de la série des Écritures (1991-1992) dans laquelle la phrase suivante s’inscrit sur le fond d’un paysage de Forcalquier : Après tant de morts la vie est passée dans le sommeil et dans les rêves.

La maison de Tatié est aussi le seul lieu que Bernard Faucon ait utilisé comme décor de l’une de ses photographies sans le modifier, comme s’il n’y avait rien à faire dans ces pièces déjà « fictionnées » selon l’univers pictural et poétique de Tatié. Il n’a rien déplacé, rien ajouté, ni les tableaux aux murs, ni les lits qui étaient comme il le raconte nombreux dans la maison.

Dans cet unique polaroid, le salon est vide de toute présence humaine. Dans la photographie finale, les mannequins qui semblent avoir été installés au dernier moment se prélassent ostensiblement. C’est une rareté, car les autres images des Grandes Vacances montrent plutôt des expériences amusantes, des moments d’action et de tension. Ne rien faire est une activité curieusement peu assortie aux principes de vie de Bernard Faucon.

Les Papiers qui volent

Sur le chemin de « l’instant parfait », il y a encore beaucoup de mouvement dans Les Papiers qui volent (1980). Mais oui mais oui, l’école est finie ! Et les cahiers sont jetés dans les airs, seulement un peu moins nombreux que dans la photographie finale. On voit les pages s’animer comme les chevaux de Marey et Muybridge, nouvel aveu du temps.

Cela rappelle aussi que le polaroid est du côté du dessin et de l’esquisse. Dès le départ, Bernard Faucon sait ce qu’il va faire. Il se crée un cadre, puis des ajustements ont lieu. Comme il le raconte, les deux principaux écueils dans ce travail de préparation consistent à se laisser emporter par le décor, par la Provence, par les mannequins, ou à l’inverse d’en rester trop loin et de faire une photographie qui relève de la publicité, qui aurait pu être réalisée en studio. « Entre ces deux extrêmes, il y a la possibilité d’une image qui vive, qui s’adapte au paysage réel ; une photographie est réussie lorsqu’elle prend vie en elle-même, en équilibre entre la prémonition de l’image et le travail de la mise en scène. »

Le Joueur de flûte

Bernard Faucon définit parfois Les Grandes Vacances comme une équation possible qui lui est apparue à un moment donné, et dont les facteurs étaient les paysages de Provence, les mannequins, les enfants et la mise en scène. Dans les polaroids, qui sont comme des répétitions générale de ses photographies, des images fragmentaires, petites gammes touchantes et tendres instantanés de cette aventure, tous ces éléments ne sont pas systématiquement rassemblés ; on en retrouve seulement quelques uns, pas toujours les mêmes.

En général, dans les polaroids, on ne voit pas de vrais enfants mais seulement des mannequins, à la différence des photographies où les uns et les autres se mêlent, les enfants créant de petits déchirements comme une irruption de la temporalité dans l’image fixe. « Les enfants, c’est un peu comme la lumière du Lubéron ; il faut en juger sur place, pas besoin de les figer en amont de l’image. » Le vivant était ajouté à la fin « comme un dard qui perturbait la fiction ».

Ou alors une autre explication vient à l’esprit de la raison pour laquelle il n’y a pas de vrais enfants dans les polaroids : ce sont les enfants eux-mêmes qui ont emporté les polaroids sur lesquels ils étaient à la fin des séances de prises de vue, et c’est pour cela qu’il n’en reste aujourd’hui aucun ! Ce n’est pas impossible, sourit Bernard Faucon.

Mais, dans ses systèmes rationnels et obsessionnels, il y a toujours des exceptions, comme ce jeune Joueur de flûte (1980), bien vivant en polaroid. Dans la photographie finale, il se mêle à des mannequins au loin. Il se tient au centre d’une clairière qui semble être léchée par des flammes, mais ce sont seulement les petites brûlures de l’image par le temps.

Jeu d’approche

Le trésor que constituent ces inédits retrouvés inspire les récits et les anecdotes ; il donne envie de se laisser aller au bavardage. Les polaroids qui ont servi à la préparation de Jeu d’approche (1980), un jeu traditionnel auquel se prêtent les scouts, sont comme l’écho en image du mouvement de ces jeunes gens que l’on imagine dans la campagne. Un drapeau est planté au milieu du champ et flotte au vent ; peu à peu des têtes surgissent entre les brins d’herbe sèche, subrepticement, et de plus en plus nombreuses jusqu’à l’image finale.

Au bord du cadre noir, le polaroid est un peu brûlé, on dirait une pellicule sur le point de fondre. Cela rappelle que le film et la photographie viennent de la lumière. Or dans ses polaroids, Bernard Faucon ne tient jamais compte des couleurs du Lubéron, il ne fait pas d’effets de lumière mais seulement de formes et de composition. Ces clichés ont tendance à virer vers des teintes acides, ils ne sont pas assez fidèles, pas assez obéissants aux gestes du photographe. De jolis effets se dégagent pourtant de ces images toutes vertes qui ne seraient séparées du violet que par le bleu du ciel, si on les inscrivait dans le spectre des couleurs.

Le Gibet

Cette image est une nouvelle exception, par son sujet cette fois, particulièrement dans le premier polaroid : un gibet dans un champ désert, d’une violence et d’une radicalité surprenantes. Peu à peu, le champ se remplira d’enfants. Ils sont au premier plan d’abord, vus et voyeurs, puis un peu plus loin, disposés en lignes comme des sentinelles dans des nuages de fumées, autant de détails qui adoucissent l’image initiale. Dans Les Grandes Vacances, on joue parfois aux Indiens, on s’amuse à se faire peur, on joue avec le feu, mais on ne joue pas à se pendre.

« C’est bizarre, c’est comme s’il y avait là quelque chose qui n’est pas de moi », s’étonne Bernard Faucon. Le Gibet (1980) a peut-être un côté plus « américain » que provençal, comme ces images de lynchage des Noirs dans les communautés racistes du Sud des Etats-Unis à la fin du 19e siècle. L’image pourrait aussi rappeler les thématiques religieuses comme la crucifixion, qui apparaissent ici et là dans les images de Bernard Faucon. Mais le ton de cette image-là dénote assurément dans son œuvre.

Les Étendoirs et Les Linges

Il y a souvent dans la série Évolution probable du temps, à laquelle ces images appartiennent, quelque chose de l’inventaire mélancolique. Après la vente des mannequins au Japon, après les Derniers portraits (1989) qui les ont immortalisés pour le grand départ, leurs vêtements lessivés sèchent au grand air. Les Étendoirs (1982) sont une constellation colorée dans laquelle les mouvements du mistral sont dessinés par la position des tissus – comme dans Jeu d’approche avec le drapeau qui flotte en haut d’un mas. Les va-et-vient du vent sont à l’image de cette série instable et foisonnante. Dans la photographie finale des Étendoirs, une boule de feu éclaire le paysage pour teinter ces vêtements d’un peu de magie.

Et puis les shorts, les débardeurs et les t-shirts seront pliés dans une pièce de la maison d’Apt, pour l’hiver ou pour la vie. Car c’est a fin de l’été. Bernard Faucon cite La Madrague, pas la maison mais la chanson de Brigitte Bardot en 1968 ; il nous la fait même écouter, du fond de son ordinateur : « On a rangé les vacances / Dans des valises en carton/ Le mistral va s’habituer / À courir sans les voiliers / Et c’est dans ma chevelure ébouriffée/ Qu’il va le plus me manquer… ». Elle est parfaite cette chanson, constate-t-il avec une satisfaction amusée. Vraiment parfaite en effet.

Pour Les Linges (1983), la pièce est progressivement vidée de presque tous les petits tableaux accrochés sur les murs. Curieusement, les vêtements ne sont pas rangés dans des armoires ni sur des étagères mais dans des cartons : c’est que les mannequins sont remballés plutôt que rangés, comme les invendus à la fin du marché, objets cruellement abandonnés des passants. Seul un petit tas de vieilles hardes en vrac laisse un peu de place au désordre, pour la forme.

Dans la grande pièce de la rue des Arquebusiers, une table est recouverte d’objets, en général rapportés d’Asie. C’est un étal de bazar recouvert de trésors, où les invités choisissent des cadeaux merveilleux, chaussettes étoilées, petits sacs en forme de radio des années 1970, ventilateurs miniatures à brancher sur le port USB d’un ordinateur… Pour Bernard Faucon, l’accumulation n’est pas une idée riche, mais une idée pauvre et généreuse Dans sa famille, on a toujours fait beaucoup de cadeaux. Et si l’on veut à son tour lui faire un présent, on peut contribuer à ce déploiement, ajouter sur la grande table un objet qui pourra peut-être plaire à un autre invité.

En d’autres termes, cet éventaire est celui du magicien qui fait la parade devant des passants captivés. Quand il est arrivé à Paris, dans les vernissages, Bernard Faucon raconte qu’il avait justement l’impression d’être « un bateleur avec ses senteurs de Provence et ses fruits confits, un voyageur de commerce de rêve. » Mais curieusement, il n’a jamais réalisé de photographie d’un marché, c’est une image manquante.

La Cène

La Cène (1981) évoque Léonard de Vinci, mais pour Bernard Faucon c’est d’abord simplement la véritable Cène, le dernier souper du Christ, avec le pain et le calice. Ces images sont prises au petit matin, à Forcalquier. Il ne reste que les traces du banquet ; c’est le dispositif des Chambres d’amour par excellence. Le moment le plus intense de notre mythologie occidentale est représenté après l’événement, par quelques restes, peut-être ceux des treize desserts que l’on prépare en Provence pour Noël – un exotisme à la fois authentique et un peu aussi de circonstance. La fleur dans l’ombre est un chardon, fleur de l’artichaut, qui rappelle la couronne d’épines – elle était simplement posée là. Dans l’image finale,  un papillon s’est posé dessus comme sur une vanité.

Au-dessus de la table, un tableau est accroché, que Bernard Faucon a peint pour la photo, il y tenait beaucoup. Il y a souvent chez lui des images dans l’image, ce qui donne parfois à son travail un côté hollandais inattendu. Avec ses reflets gris, Le Verre d’eau sucrée (1984) ne dénoterait pas entre les natures mortes de Heda. « Van Gogh a bien fini en Provence ! » – c’est une idée amusante, et c’est juste. Cette peinture pourrait ressembler aux paysages que l’on voit à l’arrière-plan des peintures du Nord, disproportionnés par rapport à ce qui se passe au premier plan. Elle a aussi les bleus de Patinir.

La Fenêtre

La Fenêtre (1984) a été réalisée à Forcalquier dans la maison de Lucien Henry, ami de collège du père de Bernard Faucon. Après la mort des parents de Lulu, Bahé Faucon, considérant le jeune garçon comme son fils spirituel, lui a transmis son goût de l’art et des artistes au point qu’ils ouvrent ensemble une galerie. Le Clou était régulièrement fréquenté par Louis Pons, Bernard Buffet et Pierre Bergé, Marie Morel et quelques autres. Plus tard, poussé par Olivier Baussan, le créateur de la marque L’Occitane, Lulu inaugura un lieu d’exposition à Forcalquier, le Centre d’art contemporain Boris Bojnev, du nom d’un artiste brut d’origine russe réfugié là, qui faisait des Auras à partir de petites peintures trouvées dans des brocantes.

Dans le premier polaroid de repérage pour La Fenêtre, Bernard Faucon fait une expérience qui disparaîtra par la suite : il voulait probablement mesurer la présence du clair-obscur en éclairant un tableau posé sur le sol, avec le rayon d’un projecteur. Dans le noir, un garçon se tient debout. Aux murs, on devine des tableaux à leur présence sombre. Puis le cadre et l’orientation de l’image changent : deux silhouettes apparaissent en ombres sur les murs. La porte ouverte sera refermée, l’un des enfants sortira du champ, et des cendres recouvriront les tomettes de terre cuite. L’éclairage n’aura rien à voir, il fera jour.

L’image ressemble un peu à L’Apparition (1984) dans laquelle une image est projetée sur le sol d’un appartement parisien, et à La Huitième Chambre d’amour : la première fois (1985) où c’est un simple rai de lumière qui crée la présence d’une image dans le coin d’une pièce. Dans les photographies de Bernard Faucon, les images à l’intérieur de l’image sont souvent composées d’ombres et de lumières, fragiles et éphémères, sur le point de disparaître. Dans des photographies ultérieures, ces images dans l’image réapparaitront sous la forme de dessins simplement tracés au crayon sur les murs, un peu comme des ombres chinoises justement, ou des projections de lanternes magiques.

Les Pastèques

Il y avait beaucoup de tableaux sur les murs de la maison de Lulu, des œuvres identifiées et d’autres moins, comme cette peinture d’un lavabo visible dans l’un des premiers repérages pour Les Pastèques (1983). Il semblerait que Bernard Faucon l’ait décrochée pour la remplacer par un tableau d’André Queffurus que Bahé collectionnait et qu’il aimait beaucoup. Cet artiste est un marseillais, formé par les provençaux du début du 20e siècle, installé à Paris et progressivement imprégné par la peinture du Nord, notamment Jan de Witt et Guillaume d’Orange, grâce aux collections du Louvre assidument visitées.

En général, ce n’est pas de pastèques que sont composées les natures mortes hollandaises. Et pourtant, là encore, il y a quelque chose de hollandais dans cette image, mais dans une atmosphère baignée d’un curieux exotisme : celui du Maroc où Bernard Faucon a fait de longs séjours d’enfance. Il considère ce pays comme « sa deuxième Provence ». Les caisses installées au fond de l’image évoquent justement l’idée d’un long voyage.

Lors de l’un de nos goûters de la rue des Arquebusiers, Bernard a sorti une petite pastèque dans un plat de terre ; j’ai presque cru qu’elle avait roulé de l’image tant elle ressemblait à ces petites boules vertes et jaunes, parfois coupées, un peu déchiquetées, laissant voir un rouge rosé ponctué de pépins noirs.

Au fil des repérages en polaroid, le nombre des pastèques s’est multiplié. Dans l’image finale, petit trésor parmi ces objets merveilleux, un enfant est allongé sur le côté sous le tableau – autre incision dans cette étendue un peu sanglante.

L’apparition (1984)

Dans l’appartement de la Goutte d’Or, où Bernard Faucon s’installe au début des années 1980, et qui a servi de décor à de nombreuses photographies, un mur est dégagé pour qu’un écran soit installé. Une image y est projetée, c’est Pierre Faucon enfant, le frère de Bernard. Debout sur un fond de ciel bleu, il  porte une tenue de marin des années 1950; de loin, on croirait presque une œuvre de Norman Rockwell.

Puis l’image disparaît. Il ne reste que trois fléchettes plantées dans le mur. Rue des Arquebusiers, on lève les yeux au-dessus de la table où nous travaillons : une flèche est justement plantée là dans le mur qui donne sur la cour.

À côté de cette image envolée, comme un tableau qui aurait été dérobé, laissant derrière lui les traces de la poussière et du temps autour du cadre disparu, une toise est dessinée sur le mur ; autrefois dans les familles, on mesurait ainsi les enfants, chacun avec une couleur différente, la date et la taille écrites en petit à côté d’une marque au crayon. Peut-être y avait-il une base que Bernard Faucon a complétée, ou bien c’est simplement une idée qui lui a traversé l’esprit.

Comme dans La Onzième Chambre d’amour (1985), l’image projetée a glissé sur le sol dont le parquet a été recouvert d’une moquette tachetée : une apparition.

2 – DES CHAMBRES

 

 

 

Quand il a commencé la Première Chambre d’amour, Bernard Faucon a su qu’il avait trouvé son sujet, qu’il pourrait en faire indéfiniment « parce qu’il avait en quelque sorte touché le sol de son art ». Les mannequins n’avaient été qu’un détour pour l’y conduire. Les vingt Chambres d’amour se sont déployées et ont été nommées. Il lui était impossible de finir. Mais la série devait néanmoins trouver une fin, par l’effet d’une contrainte psychologique ancienne qu’il s’impose toujours à lui-même : la nécessité du perpétuel recommencement et du mouvement éternel.

La saison a joué, l’hiver est arrivé, et Bernard Faucon a osé quelques chambres supplémentaires qu’il a appelées Chambres en hiver. C’était une sorte de repli après les frasques de l’été. Ensuite l’or est venu, dans des espaces transformés en écrins. Chambres d’or et Chambres en hiver sont apparues comme des wagons supplémentaires qui n’étaient pas prévus, et qui ont d’ailleurs perdu leur article dans leur titre, peut-être pour être plus succincts.

Le mot « chambre » fait forcément penser à la chambre photographique. Mais ce n’est pas cela qui a guidé Bernard Faucon dans sa recherche, même s’il a tout de même, dans un clin d’œil, mis en scène quelques appareils de photo en les dessinant à la main sur les murs de La Onzième Chambre d’amour (1985). Si l’on cherche d’autres sens à ce mot, la « chambre de combustion » d’une arme à feu désigne le lieu de la déflagration, comparable au saisissement de l’image photographique. Et l’on peut évoquer aussi les « chambres de justice » où les verdicts des hommes claquent dans les tribunaux. On pense enfin à la peinture et aux « chambres du Vatican » peintes par Raphaël. Comme Bernard Faucon le raconte, c’est moins cela qui l’a frappé en Italie que les espaces conçus par Fra Angelico pour les fresques du couvent San Marco à Florence.

Les chambres de Bernard Faucon ont à la fois quelque chose de très intime et en même temps, ce ne sont pas les siennes. Cela lui permet de mieux y traduire la présence du monde.

Le Petit Canif

Dans Le Petit Canif, l’objet du délit, ce dangereux outil d’adulte dont on rêve quand on est enfant, est abandonné au premier plan. Pourtant comme par une feinte espiègle on le voit à peine, car le regard est d’abord attiré par les couleurs vives dans la blancheur de l’image. Puis on remarque deux tableaux au mur, dont l’un est une petite peinture de Bernard Faucon. Ils révèlent un hors-champ : peut-être le contenu des rêves de l’enfant. Entre le polaroid où il s’appuie sur son coude et la photographie finale où il est allongé, il semble avoir plongé dans les songes.

Il y a souvent des bouts de fruits dans les images de Bernard Faucon. Ils ont un aspect féérique, presque magique : un quartier et des pelures d’oranges sur la table de La Cène, un compotier entier de mandarines dans Le Petit Canif (1983). Une photographie de l’année précédente s’intitule Les Mandarines, dans laquelle un champ de Provence est jonché de sacs en papier d’où semblent avoir glissé des dizaines de fruits précieux, comme si des humains avaient lâché précipitamment leurs richesses devant un feu au loin prêt à tout dévorer.

À la fin de l’Évolution probable du temps, Bernard Faucon éprouve l’envie du vivant. Le Petit Canif fait partie de ses tentatives dans cette direction, mais l’image est un peu trop sage ou un peu trop pleine, c’est un petit foutoir bien rangé. Il tâtonne, sur le point de trouver et de fixer son sujet pour plusieurs années à venir. Il va bientôt commencer Les Chambres d’amour.

La première chambre d’amour

Dans Les Grandes Vacances, les enfants étaient des personnages secondaires derrière les arlequins et les pierrots, ils perturbaient de quelques intermèdes les mises en scène des mannequins. Or Les Chambres d’amour sont comme un adieu aux mannequins. Et les enfants y passent au premier plan et ne jouent plus de farces ; on les voit ou parfois on les devine, comme des fantômes ou des apparitions.

Huit polaroids accompagnent la préparation de la Première Chambre d’amour (1984). La profondeur de l’image est légèrement creusée d’un cadrage à l’autre ; il y a peu de variations. La porte-fenêtre est cachée derrière un grand rideau, semblable à celui de la 17e Chambre d’amour. Le sol est recouvert de petites couches pour bébés qui créent une atmosphère ouatée, l’impression d’un cocon confortable et isolé du monde.

Un tableau disparaît sur le mur de gauche – de toute façon on ne le voyait pas bien. Un autre apparaît sur le mur de droite, rare indice du tumulte du monde : c’est une marine accrochée très haut. La fenêtre par laquelle entre le soleil ressemble à un monochrome ; la lumière vient de la gauche, comme dans les annonciations. Les deux corps d’enfants sont réduits à l’état de fragments rêvés ; dans l’image finale, un pot de yaourt en carton et un morceau de papier d’argent froissé les rappellent dans le monde des vivants. Ils expriment avec des riens l’intensité de l’existence.

La Quatrième Chambre d’amour

L’élaboration de La Quatrième Chambre d’amour (1985) a pris du temps. Bernard Faucon a d’abord choisi un passage entre deux pièces, dans l’appartement de la Goutte d’Or. Dans les premiers polaroids, on voit un mur de briques éventré, un petit tableau en haut d’une porte, deux carreaux qui prolongent un carrelage sur du parquet de bois. Puis le mur est refait, le tableau décroché, les étagères sont vidées, les rideaux et les tapis retirés. Au moment où les vitres de la fenêtre s’irisent, le carrelage se prolonge justement dans la pièce suivante comme pour unifier les deux espaces.

Puis un dessin apparaît sur le mur, une sorte de paysage fantastique avec des nuages cernés de bleu. Une branche de fleurs barre la composition sur le côté, plantée dans un vase invisible, comme en suspension. Une autre fleur, peinte sur une toile cette fois, orne le haut du chambranle de la porte dans lequel est coincée – « c’est une de ces petites croutes dont nous avions le secret », dit Bernard Faucon. Le sol est jonché de confettis colorés.

Dans la pièce à côté, un enfant passe, comme un baladin faisant une galipette dont les mouvements semblent décomposés au fil des images. En paraphrasant Apollinaire – ce qui est tentant bien que trop peu modeste – on pourrait imaginer qu’il ait « des poids, ronds ou carré, des tambours, ces cerceaux dorés ». C’est à la fois un magicien et un enfant tout simple, qui finalement sort du champ, pour laisser la place à l’espace. C’était mieux qu’il n’y soit pas.

La Dix-Septième Chambre d’amour : la fièvre

Avec son grand rideau, La Dix-Septième Chambre d’amour (1986) est un théâtre. C’est l’histoire de l’apparition d’un reflet, celui d’un enfant spectateur ou acteur qui aurait franchi les limites de la scène pour arriver dans un miroir. Mise à part La Gitane (1990), il y a peu de miroirs dans les photographies de Bernard Faucon.

Contrairement aux arts de la scène, la photographie pas plus que la littérature n’ont besoin des conventions du spectacle, car elles ont pour elles la durée. La Dix-Septième Chambre d’amour pourrait alors être vue comme la déconstruction d’une scène, comme une « autorisation de théâtre ». Pour Bernard Faucon, le théâtre est du côté de la tragédie, de la nécessité absolue, à l’opposé du divertissement. Et pourtant, au théâtre comme au cinéma, il a toujours éprouvé une sorte de résistance face à la question de la vérité et de la vraisemblance. Ces conventions, il ne les accepte pas. De là vient son utilisation des mannequins – bien différente d’ailleurs de celui qu’en fait Tadeusz Kantor dans ses pièces. Seuls quelques spectacles ont trouvé grâce à ses yeux, Oh les Beaux jours avec Madeleine Renaud, ou le dernier rôle d’Hervé Guibert lisant ses textes – une scène qui n’a d’ailleurs jamais existé, comme il le remarque.

Au début des repérages en polaroids pour La Dix-Septième Chambre d’amour, le rideau occupe la place principale. Puis deux miroirs sont disposés l’un sur le sol et l’autre appuyé contre le mur. Comme une incongruité, une ligne fleurie apparaît dans la translucidité du rideau de tissus avant de disparaître aussitôt dans l’image suivante ; on dirait une lanterne colorée ou un vitrail. Sur le lit, que le cadrage a fait entrer dans l’image, une couette bleue a été remplacée par un drap blanc plus délicat. Puis le sol est recouvert de taches de peinture pour suggérer l’image romantique de l’atelier du peintre. La profondeur de la scène et la planéité du tableau se mêlent dans la fiction de l’aplatissement de la photographie.

Un chiffon et un flacon de sirop rouge pour soigner les maux d’enfants sont posés sur le sol. Les vapeurs hallucinatoires de la fièvre, qui donne son titre à l’image, coulent sur le miroir. C’est là qu’est apparu l’enfant, petit fantôme passé à travers la porte reflétée. L’image pourrait rappeler Orphée, le film de Cocteau, et rappeler par association d’idées la comédie de l’enfance que Paul et Elisabeth se jouent éternellement dans Les Enfants terribles.

La Dernière Chambre d’amour

À propos de la série Les Chambres d’amour, Bernard Faucon évoque volontiers la « Grotte de la chambre d’amour », un site naturel du Pays Basque, du côté de Biarritz. Au XIXe siècle, deux jeunes gens seraient morts dans une anfractuosité de la roche au-dessus de la mer, avec la montée de la marée. Il en a découvert l’existence alors qu’il finissait de travailler ses images.

La Dernière Chambre d’amour (1986) est à Apt, dans une pièce totalement vide à l’origine. L’un des murs est préparé, enduit, puis le cadrage se resserre sur ce pan de cloison. Du sable est disposé devant l’image, puis il s’anime de vagues. Un dessin est ébauché : un corps androgyne allongé sur le ventre, qui évoque les jeunes gens couchés dans le grand lit de la Première Chambre d’amour. Ou alors c’est peut-être un baigneur allongé sur une plage. C’est aussi un pendant en dessin de La Seizième Chambre d’amour : la chambre du Pharaon : la cendre sur le sol est remplacée par le sable, et le corps véritable par le graffiti au mur.

Ce n’est pas Bernard Faucon qui a fait ce dessin. Peut importe qui en est l’auteur ; il n’a pas de valeur en soi et sera détruit comme tous les décors. Pour lui, le dessin est une force d’évocation, un instrument de suggestion. Cette nouvelle image dans l’image est comme un rêve éveillé, une hallucination, une projection ou une apparition. Les Chambres d’amour se concluent ainsi : à la fin il n’y a plus que les images.

Les Fleurs blanches

Le projet était-il de photographier des piles de draps au lieu de ces fleurs blanches ? Les piles de draps étaient-elles destinées à tapisser les murs comme c’est le cas au bord de l’image ? Lorsqu’on lui pose la question de l’origine des Fleurs blanches (1983), Bernard Faucon dit qu’il avait probablement l’intention de faire une photographie avec des piles de draps, puis qu’il a changé d’avis en cours de route.

Pour ne pas gâcher de polaroids, il a transformé le projet au feutre, à même la surface de l’image, en y esquissant des branchages à grands traits, dans un envahissement surréaliste de l’espace. Très rares sont les photographies sur lesquelles il a dessiné. Contrairement au peintre ou à l’architecte, il n’a jamais le réflexe de sortir un crayon pour garder la mémoire d’une image ou pour en préparer une autre.

En revanche, comme dans La Dernière Chambre d’amour, il fait souvent usage de dessins sur les murs. En général on ne les voit qu’à peine, il faut presque les deviner. Le statut de la trace l’intéresse, dans sa dimension immémoriale : c’est l’apparition des détails qui marquent le passage du temps, les vies qui se sont précédées.

La Dixième Chambre d’amour

Une commande – de ces projets que l’on accepte sans trop savoir pourquoi – avait été passée à Bernard Faucon par le Musée des beaux-arts de Nantes. Il avait, pour y répondre, recouvert la surface de tous les primitifs italiens avec une couche de scotchlight, ce matériau qui recouvre les panneaux de signalisation et qui reflète la lumière des phares automobiles la nuit au bord des routes. Ces tableaux, de Cosimo Di Tura à Pérugin, sont accrochés dans la salle carrée ; c’est l’une des plus importantes du musée, qui rassemble une partie de la collection des frères Cacault, un peintre et un diplomate, achetée par la ville de Nantes en 1810. Ces œuvres sont alors devenus des fenêtres, à la fois des écrans blancs supports de toutes les projections, et des sources de lumière.

Bien loin de Nantes, La Dixième Chambre d’amour (1985) est une pauvre petite chambre vide. Mais on y voit aussi une fenêtre ouverte, qui dessine un monochrome de lumière blanche sur le mur. Ici, il n’y a pas trace de scotchlight mais seulement le soleil cru de la Provence. Devant cette image, on pense aussi à Fra Angelico et à James Turrel. La pièce est traversée d’un courant d’air, d’une pluie magique : une pluie de plumes. Ce sont les langues de feu de la Pentecôte qui tombent dans un éblouissement de petites paillettes.

Le Bouquet de Bahé

Le Bouquet de Bahé (1986) est une autre explosion de fleurs des champs à l’ombre de persiennes fermée. Bernard Faucon rend hommage à sa grand-mère qui apparaît aussi dans ses images sous le nom de Tatié, et dont la maison de Forcalquier déjà évoquée plus haut à propos des Grandes Vacances était un refuge à la fois rassurant et un peu inquiétant.

Le monde domestique et le monde sauvage se mêlent. Le bouquet est plein de la tendresse d’un petit-fils à l’égard de son aïeule mais, dans une curieuse ambivalence, le gros plan et le cadrage légèrement plongeant de l’image donnent aussi à ces fleurs une allure menaçante.

C’est en quelque sorte prologue à La Dix-neuvième Chambre d’amour (1986), réalisée dans la même pièce, avec le même bouquet, dont le vase sera renversé sur le sol, avec dans un coin le même matelas posé par terre. Le Bouquet de Bahé est proche également de La Chambre en hiver (1986), dans laquelle une brassée de fleurs obstrue une fenêtre, assombrissant l’intérieur de la pièce, dans une tension constante entre débordement et retenue.

Le Radeau de fleurs

Le Radeau de fleurs (vers 1986) ne figure pas dans la plupart des publications consacrées à Bernard Faucon car il le considère comme une image un peu ratée : « La photographie finale n’est pas grand chose, et la série est plus jolie dans sa progression en  polaroid. » L’opération prévue était sophistiquée, peut-être un peu trop.

Le radeau suspendu par des fils de nylon devait flotter sur 10cm d’eau. La pièce a été inondée – ce qui a d’ailleurs provoqué des dégâts importants. On voit bien l’ombre du radeau mais on ne sent pas l’eau. Il aurait peut-être fallu inventer des vagues pour créer une meilleure illusion.

Pourquoi ce drôle de motif ? On pense au berceau de Moïse ou bien aux boules de thé dont les fleurs s’ouvrent lorsqu’on verse l’eau par dessus, et que Bernard Faucon sort parfois de l’un de ses placards pour impressionner ses invités. Mais c’était surtout une idée pour rien, dans référence.

Le Radeau de fleurs, c’est l’Asie avant l’Asie. Mais il en porte déjà l’esprit. À l’époque Bernard Faucon ne connaissait pas ni le Japon ni la Thaïlande qu’il découvrira l’année suivante, ni les cérémonies que l’on y pratique, pour lesquelles on allume des bougies sur des barques avant de les lancer sur l’eau des rivières. On ne comprend pas bien le mystère de cette cellule monacale pourtant animée d’une sorte de magie, et c’est là ce qui sauve ces images en polaroid.

La Douzième chambre d’amour

Dans la suite des Fleurs blanches, La Douzième chambre d’amour (1985) fait entrer un océan d’herbes folles à l’intérieur d’une pièce vidée de la maison d’Apt. La scène pourrait rappeler de loin la Earth Room (1977) de Walter De Maria, dans un immeuble de Wooster Street à New York : une pièce aux murs blancs, que l’on regarde depuis la porte d’entrée, qui est entièrement recouverte d’une épaisse couche de terre noire quotidiennement arrosée, et dont l’odeur saute immédiatement aux narines des visiteurs. Le land art américain est loin des sources d’inspiration de Bernard Faucon, et La Douzième Chambre est aussi remplie de végétation que la Earth Room en est vierge, mais le brouillage entre le dedans et le dehors, entre l’intime et l’universel se rejoignent à travers ces deux œuvres, un peu paradoxalement.

La Douzième Chambre d’amour est le fruit de joyeux artifices. Cette étendue verte n’a rien de naturel et les mouvements du vent qui la traverse sont dessinés brin par brin. Les herbes tiennent à la verticale car elles sont retenues par des planchettes de carton invisibles, comme des intercalaires d’écoliers. Dernière touche à l’image finale, un brumisateur aurait servi à pulvériser des gouttes d’eau pour réverbérer la lumière et donner le sentiment d’une apparition lumineuse à travers la fenêtre.

Il y a quelque chose d’un peu embarrassant et d’un peu trop cru à raconter les secrets de ces images, comme si l’on en montrait impudiquement l’envers. Mais finalement il n’en est rien, car ce sont surtout des jeux poétiques qui ressortent de ces tâtonnements.

La Dix-Neuvième Chambre d’amour

Les polaroids de La Dix-Neuvième Chambre d’amour (1986) créent une véritable suite d’images, comme un petit folioscope. On y voit les essais, les reculades et les avancées de la mise en scène. D’abord la pièce est vide, puis l’angle de la prise de vue change légèrement, devient un peu plus plongeant. Un tableau est accroché très haut et puis, finalement, il est retiré et sera remplacée par une étoile de mer. Un matelas est installé sur le sol, celui-là même qui est visible dans Le Bouquet de Bahé. Un tape-mouche a été abandonné là dans une fausse négligence comme pour introduire dans la pièce le bruit de l’été. Parce qu’on y distingue à la fin les lattes des persiennes qui ont probablement été fermées, la fenêtre est passée de l’abstraction à la figuration, de James Turrel à Matisse. Un rideau est ajouté comme contrepoids de l’image. Sur le sol le bouquet de Bahé est épars.

Qu’ils soient sauvages ou domestiques, entre les murs d’une maison ou dans la campagne, les espaces que montre Bernard Faucon sont toujours un peu des chambres. À l’époque des mises en scènes, il a  nourri l’obsession de faire entrer le dehors à l’intérieur pour en faire exploser l’intimité, et de mettre l’intérieur à l’extérieur pour court-circuiter l’intime avec l’universel.

Comme il l’a souvent raconté, cette idée fixe s’appuie sur un événement bien précis de son enfance : « Vers l’âge de dix ans, j’avais inventé un jeu qui consistait à rassembler, quand j’étais seul, tout ce qui m’était cher pour en faire une boule, une petite monade. Une fois que je tenais bien ce noyau intime, je me représentais les espaces infinis. Et à partir d’un certain moment, cela me faisait éprouver un vertige à la fois terrifiant et délicieux. »

Marqué pendant des années par ce souvenir très borgésien, Bernard Faucon pourrait s’interroger comme le narrateur à la fin de L’Aleph : « Cet Aleph existe-t-il au cœur d’une pierre ? L’ai-je vu quand j’ai vu toutes les choses et l’ai-je oublié ? Notre esprit est poreux en face de l’oubli (…). »

La Troisième Chambre d’Amour

La Troisième Chambre d’amour (1985) est l’image d’un désastre, le seul cas d’une chambre qui soit aussi un accident. C’était au cabanon, la chambre de Claude Lévêque, où il y avait un grand lit en mousse et une couverture chauffante. Bernard et Claude sont partis dîner, et lorsqu’ils sont revenus, le temps d’une fraction de seconde, la pièce s’est embrasée. Ils ont fait une chaîne pour tirer l’eau du puits et éteindre l’incendie. Cela a été la fin du cabanon, qui était dans la campagne un peu à l’écart de la maison, et qui a par la suite été vendu.

Le lendemain, Bernard Faucon a considéré que c’était là une chambre à laquelle il n’avait pas pensé mais qui était inévitable. Il l’a à peine remise en scène. Fruit du contre-jour, le monochrome blanc qui barre la fenêtre dans les polaroids, est rectifié dans la photographie finale où l’on voit la verdure par la fenêtre – signe du retour dans le monde réel. C’est presque un ready-made, l’un des rares ready-mades avec Feue Chambre d’amour, autre représentation d’abandon avant le grand déménagement. Par la violence un peu à part qu’elle dégage, La Troisième Chambre d’amour pourrait être comparée au Gibet des Grandes Vacances, image de mort pour de faux, ou pour de vrai.

La Seizième Chambre d’amour : la chambre du Pharaon

Bernard Faucon a refait le cabanon qui avait brûlé pour y réaliser La Chambre du Pharaon (1986). Cinq polaroids se succèdent dans une pièce en partie troglodyte de la maison d’Apt. Le cadrage se met en place au fil des images, la fenêtre est d’abord en partie coupée, on voit une descente de lit. Un drap rayé remarquablement banal est ensuite remplacé par une couette blanche dont le côté moelleux et tendre rappelle La Première Chambre d’amour.

De la cendre est versée sur le sol avec des petites feuilles, tentative jugée maladroite et non retenue. Un petit objet disparaît, qui était posé sur une avancée du mur de roche. Et deux corps apparaissent sur le lit, fragmentaires et oniriques comme dans d’autres Chambres d’amour.

Pharaon, c’est Toutankhamon. Mais cette Seizième Chambre d’amour évoque moins un tombeau que la découverte de quelque chose de merveilleux, l’idée d’un trésor conservé à l’abri des siècles. Dans l’image finale, il ne reste plus sur le sol qu’une seule feuille d’arbre, et un petit morceau de papier d’argent.

La Chambre d’or

La Chambre d’or (1987) est la première de la série du même nom qui conclut celle des  Chambres d’amour. Par conséquent, elle appartient encore un peu à cette dernière dont on retrouve l’atmosphère intime.

La fenêtre a été occultée, et les murs sont recouverts de papier doré. L’idée de l’or est venue à Bernard Faucon à l’occasion d’un spectacle de kabuki auquel il a assisté au Japon en 1987, puis dans les temples thaïs lors d’un voyage qui a suivi en Asie du Sud-Est. Il s’était arrêté à l’Hôtel Oriental de Bangkok, et c’est là que l’Asie l’a saisi. C’est là aussi que Les Chambres d’amour qu’il n’arrivait pas à finir se sont transformées en Chambres d’or, dans un moment qu’il considère lui-même comme une sorte d’acmé de son existence.

De retour en Provence, il a fait des essais dans une pièce de la maison qu’il n’avait pas encore photographiée. Il jonché le sol de fleurs, puis de trois petits tas de cerises. Finalement il n’en a conservé qu’une, peut-être en souvenir des cerisiers au printemps. Comme Le Radeau de fleurs, ce sont des offrandes à des dieux divers.

La Muraille d’or

Des silhouettes sont projetées sur La Muraille d’or (1988), c’est la caverne de Platon dans laquelle on ne voit pas les hommes mais leurs ombres vacillantes. Le polaroid est très proche de l’image finale, d’ailleurs il n’y en a qu’un seul.

On reconnaît l’or et le feu que Bernard Faucon utilise souvent. La série des Idoles, comme des icônes sur fond d’or, suivra l’année d’après. D’un portrait de la Provence cachée à celui de la ville éternelle, la scène rappelle aussi ce moment de Fellini Roma (1972) où un groupe de gens descend dans les catacombes au moment des travaux pour la construction du métro ; ils y découvrent des fresques antiques qui s’effacent au fur et à mesure que la lumière les recouvre.

La Coupole d’or

L’église romane abandonnée à laquelle appartient La Coupole d’or (1987) se trouve sur l’une des routes qui conduisent d’Apt à Saignon. Elle appartenait à l’époque à un inspecteur des impôts d’Apt qui avait une maison sur le même terrain. La mise en scène pour la photographie l’a très largement transfigurée.

Le premier polaroid  la montre nue, à ciel ouvert, avec du lierre entrant par une fenêtre béante. Puis les parois ont été entièrement dégagées et peu à peu recouvertes de papier d’or. Des brins de lavande ont été installés au bord de l’image, comme dans Les Fleurs blanches, et afin comme toujours qu’il n’y ait plus de différence entre le dedans et le dehors.

Devant La Coupole d’or, on pense aux églises byzantines et aux mosaïques de Ravenne, comme si l’architecture chrétienne était trop forte pour se plier à la volonté du photographe. C’est pourtant de l’Asie que Bernard Faucon en a tiré l’inspiration, même si la référence au catholicisme n’est jamais chez lui un hasard. « On y a goûté, on y goûtera… », dit-il résigné à son sort et un peu amusé aussi.

Rue des Arquebusiers, en attendant le galeriste suisse qui vient récupérer un billet de train qu’il n’avait pas pu imprimer depuis son hôtel, l’odeur du thé qui remonte de la cuisine fait écho à cet univers de l’Asie. C’est du genmaïcha, un thé vert japonais mélangé à des grains de riz grillés qui lui donnent un goût de noisettes. On dirait même qu’il confirme la présence de l’Asie dans La Coupole d’or.

Le Petit Bouddha

Le Petit Bouddha (1988) se tient devant un mur troglodyte de la maison d’Apt, sur lequel ont été projetées des giclures d’or. Il est  le frère d’une des Idoles, agenouillé dans une position souple, d’abord vêtu d’un pagne puis le corps recouvert d’or, lui-même transformé en statue ou en mannequin, être hybride mi-enfant mi-objet.

Pour le dorer, Bernard Faucon a utilisé des feuilles d’or comme on en achète dans les temples en Asie du Sud-Est pour en recouvrir les statues de Bouddha, emballées dans des petits sachets. Elles vibrent et frémissent dans le vent lorsqu’elles s’en détachent en partie.

On se figure la scène de préparation que Bernard Faucon raconte ainsi : « Il fait froid, des grandes bâches de plastiques ferment les ouvertures de la pièce ; on fait de grandes flambées d’alcool à brûler. Pendant ce temps, le frère du Bouddha, trop énervé que son frère soit l’objet de toutes les attentions, grave son nom– et non pas le sien – sur le mur. » L’Idole se révolte contre Bouddha.

Le Brasier d’or

Les polaroids qui concernent Le Brasier d’or (1987) sont particulièrement abimés car ils étaient collés dans un petit tableau de photographies que Bernard Faucon avait offert à sa mère – dans la famille, il fallait inventer et fabriquer les cadeaux plutôt que de les acheter. C’est une sorte de mosaïque un peu irrégulière d’images du pays d’Apt, que le temps a commencé à consumer.

Au fil des cinq images, la composition évolue peu. La quantité de branchages se densifie jusqu’à la formation d’une énorme pyramide. La plupart des Chambres d’or sont réalisées avec de grands rouleaux de papier doré, dont des petits morceaux sont ici collés à même les morceaux de bois. Les paysages du feu sont comme un interlude où le pouvoir de fascination des flammes a remplacé celui des mannequins. L’or de Bernard Faucon est celui de l’alchimiste et de la transformation. C’est surtout l’éblouissement, la dernière surface pure avant la blancheur.

3 – FIGURES

 

 

 

Les images de Bernard Faucon sont toujours habitées d’enfants visibles ou invisibles, comme le sont ses maisons où les uns et les autres sont installés dans une pièce pour finir un travail entamé, passent pour un oui ou pour un non déposer un livre ou simplement partager un repas.

« Le sujet même de la photographie est le vivant, bien que ce soit aussi ce qu’il y a de moins photographiable », dit-il. Pourtant, jusqu’à la série des Idoles, Bernard Faucon n’avait jamais systématiquement photographié de vivants : seulement quelques enfants ici et là, comme des petits « courts-circuits » au milieu des mannequins qui lui avaient fait découvrir la photographie et la mise en scène.

Alors que l’envie lui venait d’explorer les grands genres de la photographie, le portrait et le paysage, il a commencé la série Les Idoles et les Sacrifices par les photographies des Idoles. Avec elle, il a voulu montrer des jeunes garçons si beaux qu’ils résistent au traitement de la photographie. À défaut des vivants, il a décidé de photographier des dieux.

Les Idoles et les Sacrifices est aussi un rituel de liquidation dans lequel l’image est sur le point de disparaître. Les Écritures (1991-1992) et La Fin de l’image (1993-1995) suivront un peu plus tard, dans une mise à distance encore plus forte de la photographie.

Parco

Parco (1987) est un petit film de trente secondes qui avait été commandé à Bernard Faucon par une chaîne de grands magasins au Japon. Il était destiné à un spot publicitaire à la télévision et à une campagne d’affichage dans le métro. Le message était : « Quand on ne voit plus rien, on comprend. »

Dans les polaroids préparatoires au film, quelques indications manuscrites au bord des images indiquent la droite, la gauche ou le côté d’une forêt qui était le contrechamp de la fenêtre dans la version finale. Certains des garçons photographiés à cette occasion ont aussi servi pour le casting des Idoles.

Le film a eu tant de succès que des téléspectateurs téléphonaient pour en connaître les heures de passage. Alors l’entreprise en a commandé un autre l’année suivante sur le thème de l’été. Bernard Faucon a fait la suggestion d’un « dormeur du val » un peu rimbaldien : un garçon endormi dans les lavandes avec une goutte de sang au bord de la bouche. L’idée était de le filmer à partir du ciel, avec une grue, au-dessus du massif du Contadour où se passe le Regain de Giono.

Les commanditaires ont répondu que c’était parfait, mais ont demandé de remplacer le garçon par une fille, ou par une fille qui ressemble à un garçon. Comme Bernard Faucon le dit lui-même : « Finalement ça aurait aussi très bien pu être le cas.  Mais j’ai d’abord dit que ce n’était pas possible car j’avais imaginé la scène avec le frère du Petit Bouddha. Ils ne m’ont plus jamais rappelé, et ne m’ont jamais dit qu’on ne le ferait pas. »

Les castings

Pour préparer Les Idoles, Bernard Faucon a fait un grand casting à Paris et ailleurs pendant une année ou deux. Avec des amis, il faisait la sortie des lycées. De temps en temps, celui qui pourrait être une Idole leur sautait aux yeux. Ils lui donnaient alors rendez-vous à « Barbanègre », l’appartement du 19e arrondissement que Bernard Faucon a occupé après celui de la Goutte d’Or. La prise de vue avait lieu devant un mur blanc, un drap tendu, ou bien devant un mur de pierre dans une rue. Il y avait aussi des circonstances moins organisées, par exemple la rencontre d’un canadien au marché d’Apt, qui est monté avec sa famille au cabanon pour prendre un apéritif, puis a été photographié, et finalement pas retenu.

Le test consistait à photographier des garçons en contreplongée avec un grand projecteur de 2kw pour épingler leur beauté en pleine lumière. Ils posaient en blouson, en t-shirt ou torse nu. Les détails d’un grain de beauté, d’un air rêveur ou bien buté, d’une chaîne en or, de mèches en bataille ou bien maladroitement lissées par du gel, disent la variété touchante de ces jeunes corps.

Aujourd’hui, certaines polaroids portent les stigmates des années sur ces chairs christiques. En général leur nom et une date sont marqués au feutre sur le bord des polaroids. La plupart des cadres ne sont pas découpés, car le protocole était assez précisément établi pour que cela ne soit pas nécessaire.

Quelques passagers clandestins sont ont passé les épreuves du temps parmi ces rescapés des castings : un garçon devant paysage de Provence, un portrait sur un fauteuil, choisis aussi, mais pas pour devenir des Idoles. Hasard des rencontres et des souvenirs.

Repérage pour Les Sacrifices

Chemin faisant, il a semblé à Bernard Faucon que le principe de ces Idoles était un peu aride, et il a décidé de leur opposer le sang des Sacrifices (1987) dans la Provence déserte. À la différence des Idoles, peu de polaroids demeurent pour cette série nouvelle, car ces paysages, non éclairés et pas encore habillés de leur décor de sang, sont un peu décevants. Ils ont cependant une lumière presque argentée qui rappelle la solarisation, et plonge ces images dans un passé imaginaire qui absout leur manque de relief.

Comme dans les images du feu, il n’y a pas de violence ni de cruauté dans les Sacrifices. Ce n’est pas la mort des Idoles mais plutôt leur négatif, un jeu avec des symboliques imaginaires. « C’est aussi un constat de désolation, du temps qui emporte tout, des insuffisances de la photographie », ajoute Bernard Faucon.

C’est à peu près à ce moment-là de notre conversation qu’il se lève pour aller chercher dans la cuisine des fraises d’un rouge profond, préparées et coupées à l’avance pour qu’elles prennent le goût du sucre, et puis une boîte de ces choux à la crème que l’on vend depuis peu dans le quartier du Marais, recouverts de disques bien dessinés en pâte d’amande de couleurs acidulées. Ils disent d’une façon un peu différente que le faux sang des Sacrifices peut aussi se jouer sur des airs de chansons enfantines.

Les Idoles

Les castings ont conduit à la sélection de douze Idoles (1989-1991) – douze comme les apôtres par exemple, on le suppose, il le confirme. Mais le test était si dur, raconte Bernard Faucon, qu’à la fin il ne reste en réalité que six ou sept Idoles sur les douze. La religion n’est évidemment pas loin ; on pense aussi à la Sainte Face du Christ sur le voile de Véronique. Comme dans la quête d’une image impossible, les visages de la série pourraient d’ailleurs se superposer les uns aux autres sans jamais atteindre la perfection.

La pénurie d’Idoles était d’ailleurs telle que par l’effet d’une petite tricherie, deux garçons ont été chacun rephotographiés à un an d’intervalle. Pour l’un d’entre eux, cela se voit car il se ressemble, il est seulement un peu moins enfantin et un peu plus fin l’année suivante ; pour l’autre, qui est le frère du Petit Bouddha, on s’aperçoit à peine de la mystification tant il a changé en grandissant, de coupe de cheveux mais aussi d’allure et d’expression.

Une fois les Idoles choisies, les prises de vues avaient lieu à l’extérieur, en dehors de Paris et, pour les dernières, dans le chantier de la Maison européenne de la photographie. Elles étaient éclairées par des « méga-Bengales », énormes feux utilisés par l’armée, avec des flammes hautes d’1m50 et d’une grande densité. Comme il fallait éviter de gâcher des Bengales, les polaroids des Idoles sont pour la plupart éclairés avec des projecteurs, à l’exception de ceux qui étaient destinés aux deux portraits réalisés devant les murs dorés d’un palais de Marrakech.

Pas toujours présentes dans les polaroids, les ombres des Idoles, distinctes des corps, contribuent à l’abstraction de ces images. Ces cadrages en buste et ces fonds d’or rappellent de loin la radicalité des icônes orthodoxes. Par l’épuisement et la saturation du motif, Les Idoles expriment l’idée de la disparition des images. « Le problème de la photographie est qu’il s’agit à la fois de réel tronqué et que, dans cet instant, il y a en général trop d’information non maîtrisée », explique Bernard Faucon. « En ce sens, l’expression picturale aura toujours le dessus. »

Il avait imaginé de laisser la série ouverte, de la compléter quand de nouvelles idoles apparaitraient, mais il ne l’a jamais fait.

Les Sacrifices : Le Bassin

Les Sacrifices ne sont pas seulement le contrechamp des Idoles. Ils sont aussi les premiers paysages désertés par les corps. Ces deux polaroids ont servi à la préparation du Bassin qui, plus qu’un bain de sang véritable, évoque le surréalisme ou la peinture métaphysique de Chirico. Ils témoignent particulièrement bien de cette disparition.

Avant que le sang ne soit versé, on est encore loin de l’image finale. Sur ce que l’on imagine être la terrasse d’une maison sont installées des planches de bois formant une grande estrade. Une fois celle-ci recouverte d’un film de plastique destiné à recueillir le faux sang rouge, elle est une scène vide sur laquelle les échos des voix semblent encore résonner, un théâtre abandonné de ses acteurs.

4 – PAYSAGES

 

 

 

L’œuvre photographique de Bernard Faucon est née dans les paysages du Lubéron, et c’est vers d’autres paysages qu’elle s’est tournée au début des années 1990, pour se transformer aujourd’hui en une production d’images animées et de mots. Par leur tension vers le vide et la disparition, Les Chambres d’amour, les Chambres en hiver et les Chambres d’or, puis Les Idoles et les Sacrifices l’ont conduit à ses ultimes séries photographiques dans lesquelles des mots sont inscrits sur des fragments de paysages puis de corps à peine reconnaissables, Les Écritures et La Fin de l’image.

Alors que la plupart de ses paysages antérieurs étaient teintés d’une intimité concrète, de petites réalités sensibles, ces deux séries touchent à une forme d’abstraction du paysage et des corps. Ce n’est plus le mélange du dehors et du dedans, mais celui de l’espace et des mots, l’exposition à la crudité du temps. Il n’y a plus que l’extérieur.

Mon petit chéri

Il y a souvent dans les séries de Bernard Faucon des images isolées qui en annoncent une autre : La Cène dans Évolution probable du temps, qui présage des Chambres d’Amour, ou le Petit Bouddha qui ressemble aux Idoles avant l’heure. Daté de 1981, Mon petit chéri annonce avec dix ans d’avance la série des Écritures.

Dans la tendresse de son titre même, on sent encore ce mélange devenu familier dans son œuvre entre le dedans intime, presque ouaté, et le dehors plus exposé, un enchevêtrement qui disparaitra progressivement au fil des Écritures comme « On a frappé très fort et la porte s’est ouverte sur le vide » ou « On se rappelle ce qu’on se rappelait quand le printemps revenait. »

La plupart des images que Bernard Faucon a vendues sont des tirages Fresson qui avaient un grain assez épais, parce qu’il trouvait qu’il y avait trop de réalisme dans les images de l’époque. Il est aujourd’hui émouvant de redécouvrir le réalisme qu’il y avait dans ses anciennes diapositives comme dans ses polaroids.

Justement, au bord de ce repérage pour Mon petit chéri, il y a une main qui dépasse, celle du photographe ou celle du peintre, un peu comme dans les images que l’on voit reflétées sur un miroir au fond d’une peinture flamande. Par tous ces petits détails, au moins autant que par ce qu’ils livrent de la construction des photographies, ces polaroids constituent un autoportrait par fragments, ou un journal involontaire.

Tous les gardes-fous… (1992)

Pour la série des Écritures, les textes étaient écrits en premier, spécialement pour les images, ou bien provenaient simplement de notes de tous les jours sans lien avec aucun projet. Il fallait alors trouver le lieu où les implanter, des paysages ouverts, ou bien des murs de pierre fermant hermétiquement des horizons. Les polaroids des repérage pour Les Ecritures sont arides ; ils auraient pu servir aussi l’année d’avant pour la série des Sacrifices.

Les mots apparaissent sous la plume régulière de Bernard Faucon, lignes d’Écritures qui suivent une arête du paysage : une vague bordée d’écume, le haut d’un mur, le bas d’une montagne. Il y a en général un lien évident entre le texte et l’image. Par exemple la photographie où l’on peut lire « Tous les gardes-fous sont tombés » tient simplement son titre du fait qu’elle a été prise en haut d’une falaise – La Falaise que Bernard Faucon a photographiée, que Jean-Claude Larrieu a filmée, et qui se trouve du côté de Lioux. Il y a un énorme vide, à pic, juste derrière ces rochers.

L’Île d’Elbe et la Bretagne

Les paysages de l’Ile d’Elbe et du Maroc devaient dès l’origine servir aux. Ceux de l’Île d’Elbe que l’on voit dans ces polaroids n’ont jamais été utilisés en tant que tels mais avec des angles un peu différents. C’est sur l’Île d’Elbe qu’Hervé Guibert est enterré ; Hans Georg, dont il était l’ami, y avait une maison dans un village, et un monastère qu’il avait restauré. Bernard  Faucon y a souvent été avec eux, ainsi qu’au Maroc à l’époque du Voyage avec deux enfants (1982) d’Hervé Guibert, et bien des années plus tard.

Les mots des Écritures étaient réalisés en formes de bois recouvertes de scotchlight, puis éclairées au moment de la prise de vue. Autour de la table de la rue des Arquebusiers, la conversation s’interrompt, et l’on se lève pour faire la démonstration de ce geste ; un mot est justement accroché au-dessus de la porte d’entrée : « joli » qui s’éclaire sous le flash photographique d’un téléphone.

Le dernier polaroid de cette série, leur seul qui mette des mots en scène, n’est pas pris en Provence. « Il y a peu de temps encore, nous pouvions jouer à nous faire peur », est-il écrit. Il s’agit d’une lande bretonne – une fois n’est pas coutume – qui pourrait ressembler aux images de l’Île d’Elbe. Nous avions imaginé, lecteur, de vous tromper en faisant passer cette image pour une vue provençale, mais avons finalement préféré nous ranger à l’invraisemblance de cette réalité.

Le Maroc vers les Routes

Bernard Faucon allait au Maroc depuis l’adolescence. Rien à voir avec ces familles de vignerons installées du côté d’Apt à leur retour d’Algérie ou du Maroc à partir des années 1950. Le roi avait commandé  à son grand-père, qui était potier, un service de terres mélangées dont l’un des anciens assistants de la famille Faucon garde encore aujourd’hui le secret à Apt. Un atelier fut créé à Rabat où les uns et les autres allaient régulièrement pour travailler ou pour des vacances. C’est de là que Bernard Faucon garde le goût de certains arrangements de couleurs.

Dans les polaroids rapportés bien plus tard du Maroc, on voit les murs des maisons du village de potiers de Tameslouht et un rempart doré de Marrakech qui a aussi servi de fond à quelques Idoles. On reconnaît les cadrages de deux photographies des Écritures : la grande diagonale de « Oui tout était écrit noir sur blanc et parfaitement accessible » (1992), et le jeu avec l’horizon de « la diversité n’est pas infinie, tout voyage à une fin » (1992).

Bien longtemps après le chantier des Écritures, réalisées à partir de ce matériau que l’on trouve au bord des routes, Bernard Faucon a commencé un film au long cours, autobiographie en images et en mots parfois synchrones et parfois pas, vision de la « grandiose monotonie… ». Curieuse association d’idées. Ce sont d’autres paysages, et cela s’appelle Mes routes.